André Lamarre
Décembre 1997


LES MATÉRIAUX DE LA CHORÉGRAPHE LYNDA GAUDREAU

Faites danser enfin l’anatomie humaine
Antonin Artaud

La danse actuelle soumet le corps et l’espace à un intense questionnement. Cependant, l’inquiétude fondamentale et la radicalité de Lynda Gaudreau font en sorte que, d’emblée, ni l’un ni l’autre ne sont tenus pour acquis. À chaque chorégraphie, le corps et l’espace sont à réinventer. À la fin de chacune, alors que les danseurs et la scène basculent dans l’obscurité, l’espace se replie sur lui-même et le corps s’efface. Entre l’irruption que constitue chaque début et la rupture que marque chaque fin, les chorégraphies de Lynda Gaudreau effectuent des constructions, ainsi que l’indique le titre d’une d’entre elles. Il faut entendre ce terme dans son acception dynamique : il n’évoque pas une élaboration formelle réalisée à partir de données prédéterminées, mais plutôt, à travers les formes, une invention du matériau lui-même. Ainsi, la pièce titrée Anatomie ne renvoie pas à une opération de dissection. Elle engage au contraire un processus de constitution méthodique du corps, mouvement par mouvement, figure par figure, membre par membre. En ce sens, la recherche chorégraphique de Lynda Gaudreau apporte une réponse imprévue à l’appel d’Antonin Artaud : « La réalité n’est pas encore construite parce que les organes vrais du corps humain ne sont pas encore composés et placés. » (Le Théâtre de la Cruauté, 1947) La danse, telle que pensée par Gaudreau, se consacre avec rigueur à un tel projet de composition du réel.

Cette invention lucide du corps et de l’espace comporte une nécessaire dimension réflexive. Dans son titre même, Still Life Nº 1, par sa double référence à la peinture (le genre de la nature morte et la numérotation des séries), implique un tel regard. Mais, bien au-delà d’une simple référence extérieure, le recours aux arts plastiques signifie l’expérimentation de stratégies matérielles ayant pour objectif d’intensifier l’existence des corps. Le spectateur attentif pourra reconnaître (ou imaginer), l’espace d’un instant, de multiples allusions à des œuvres plastiques, du Caravage à Amedeo Modigliani, de Georges de La Tour à Francis Bacon, d’Alberto Giacometti à Louise Bourgeois, entre autres. Qu’il s’agisse de lumière tranchée ou d’ombre projetée, de déformation ou de tension du corps, du calcul d’un détail ou de composition de la figure, l’insistance de l’art accentue à chaque fois un paradoxe fondateur : la danse, art du mouvement, se conçoit comme une suite de figures, comme une série de variations de vitesse. En effet, il s’agit souvent pour les danseurs d’imaginer la forme, d’atteindre la position exacte, de composer l’image. Même les gestes les plus vifs apparaissent comme encadrés, fragments circonscrits au même titre que les motifs picturaux ou sculpturaux.

Les interprètes de Still Life Nº 1 agissent donc en tant que modèles. Ils dansent constamment dans l’œil de la chorégraphe. On sait que le sculpteur Auguste Rodin faisait déambuler dans son atelier des modèles nus dont il interrompait brusquement le mouvement afin de saisir une pose, l’essence d’un mouvement, et d’en tirer un projet d’œuvre. Inversement, mais dans le même but, Lynda Gaudreau conçoit sa chorégraphie comme le passage incessant d’une figure à l’autre. La conception du décor ajoute à la fois à l’aspect réflexif de la pièce et à ses références artistiques. L’immense bande rectangulaire de papier blanc qui descend du fond de scène jusqu’au sol évoque autant la feuille blanche, la toile vierge, que l’espace d’écriture, voire le cahier de notes de la chorégraphe. Quant à la grande table de bois blond, élément central du décor, elle renvoie d’abord à la sculpture, en tant que socle, qu’espace de présentation des corps. Lorsque les danseurs couchent leur visage sur cette table, on pense à une tête de bronze sculptée par Constantin Brancusi, inclinée sur son socle de bois (La Muse endormie, 1910), ou à la photographie de Man Ray où l’on voit, dans la même pose, en gros plan, une femme aux yeux clos. La permanence de cet unique décor maintient, à chaque instant, l’ouverture de l’œuvre, son surgissement constitutif. Tous les moyens matériels concourent ainsi à rendre sensible le redoublement de la représentation. Ainsi la table, qui émerge du sol de papier blanc, installe-t-elle une scène dans la scène. L’ensemble du lieu se pense en tant qu’espace de création, de représentation et d’expérimentation. Il en est de même pour le corps, que les danseurs manipulent afin que la tête trouve l’angle, que le bras esquisse le geste, que la jambe déplace l’équilibre des formes.

En fait, la chorégraphe intègre tous les éléments matériels disponibles à son travail de composition : espace, corps, musique, lumière. D’une part, l’éclairage scénique, surtout vertical, divise l’espace et le corps en zones d’ombres et de clarté. D’autre part, les jours rectangulaires de la table comportent des sources lumineuses qui isolent des fragments du corps : profils, torses, pieds. De même, la position, la disposition et l’interaction des corps produisent une construction mobile du lieu, une distribution des intensités. La même découpe affecte la musique : alternance des plages sonores et des silences, au cours desquels on peut entendre les bruits des corps et de leurs déplacements. La chorégraphe compose toutes ces oppositions matérielles en interaction constante. Par exemple, alors que le danseur porte la main à son oreille, le silence s’interrompt et, pendant le passage musical, l’éclairage change, déplaçant l’ombre et le lieu. Ces sauts d’un contraire à l’autre rendent sensibles leur coupure, semblables aux pièces d’un collage en mouvement incessant. Still Life Nº 1 progresse ainsi et en arrive à nier son titre, ni nature morte, ni vie tranquille. Les éléments matériels varient leur assemblage. Les solos simples alternent avec les solos juxtaposés qui deviennent de véritables duos. Le danseur et la danseuse, qui composent d’abord leur propre corps, en viennent à composer le corps de l’autre. Enfin, la danseuse jaillit à plusieurs reprises au centre de l’espace de représentation, comme si elle tentait de s’échapper du cadre, comme si tout le travail d’assemblage formel et matériel aboutissait à ce puissant effet : produire une pulsion pure, itérative, incoercible. Nous ne pouvons qu’éprouver l’intensité du corps et de l’espace. Jamais peut-être ne verrons-nous et ne ressentirons-nous avec autant d’acuité un dos, un pied, une joue, un repli de chair, un sursaut, une chute.

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