Andrée Martin
Les Abbesses, Théâtre de la Ville (Paris, France)
29 novembre et 1er décembre 2001


ENCYCLOPŒDIA – DOCUMENT 2

Repères

Il y a eu Construction (1993), savante architecture chorégraphique pour trois interprètes qui, en 1994, remporta le Prix d’interprétation collective ADAMI aux Rencontres chorégraphiques internationales de Bagnolet-Seine-Saint-Denis. Déjà, avec ces « personnages, presque toujours, par leurs attitudes ramassées, rassemblées1 », Lynda Gaudreau citait Jean Genet. Puis il y eut Fascination, fascination (1995) et Anatomie (1995), œuvres sur le corps sculpté, manipulé, que Still Life Nº 12 (1997) porta à son apogée; véritable anatomie chorégraphiée, entre l’art et la chair, l’immobilité et le mouvement. Ce duo, superbe méditation sur le corps humain et toutes choses attenantes, hommage à sa manière, plaçait clairement Gaudreau dans le champ de l’abstraction corporelle. Le corps, installé en deçà et au delà de ses fonctions expressives et émotives, incroyable machine humaine ici étudiée, scrutée à la loupe, dissection rigoureuse de ses possibilités motrices et de ses multiples composantes; la peau, les muscles, les bras, les jambes, le bassin, les épaules, la tête, le tronc, etc. De cette série d’œuvres émergea, comme dans une suite logique, le projet Encyclopœdia, dont DOCUMENT 13 (1999) s’est fait le premier écho. Un écho sans fleurs du mal qui, dans une lenteur tranquille, positionnait un à un les éléments – recherche gestuelle, citation et planches – de ce que l’artiste elle-même, en encyclopédiste naissante, a appelé très simplement sa méthodologie de travail.


Face, surface et interface

Ainsi apparut Encyclopœdia, démarche inusitée, projet à long terme sous-tendant une multiplicité d’étapes, comme autant de tomes à cette nouvelle encyclopédie humaine et chorégraphique, personnelle à l’artiste, il va sans dire. Suite de Documents – Nº 1 en 1999, Nº 2 en 2000, Nº 3 en 2002, etc. – dont la règle est celle de la juxtaposition et de la superposition. À la fois dans la référence à, la citation à, et la recherche du, cette suite, dont on ne sait quand elle devrait prendre fin, procède par thème et sujet, déclinaison, classement, et peut-être même plus secrètement par catalogage et catégorisation, à l’exemple du système encyclopédique qui collige, répertorie et redistribue à travers pages et sections. Jeu d’associations d’idées, d’objets et de corps – segments chorégraphiques inédits, planches extraites de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, accessoires et extraits chorégraphiques empruntés à un pair, extraits vidéographiques inédits ou encore prêtés à la chorégraphe par un artiste, extraits d’entrevues, etc. – comme un regard, arbitraire, posé sur l’activité/pensée humaine, le corps et le corpus chorégraphique contemporain, dans leurs mécaniques comme dans leurs usages (langages) pluriels.


Art et événement

À la passion, Gaudreau substitue donc l’intelligence d’une recherche et la brillance d’une réflexion sur l’activité humaine, le corps – comme fait anatomique et moteur – et sur la pluralité/singularité chorégraphique d’aujourd’hui. Surprenante intelligence d’un processus dont les racines sont ailleurs que dans la théâtralité et la surcharge émotive. Des corps et des mouvements, pas toujours simples, mais assurément crus et nus – au sens littéral comme figuré – génèrent ici de la vie, touchent au vivant. Mouvements libres, évacuation d’expressivité, paramètres formels, règles strictes, expériences directes du mouvement, dépouillement, sont en partie les stratégies utilisées par l’artiste pour élaborer des segments, jouer de la perception, altérer l’espace et ainsi produire non plus une œuvre, mais plutôt un événement. Et étrangement, Lynda Gaudreau parvient à installer entre le spectateur et sa pièce, un rapport contigu à celui du lecteur et de son livre, du lecteur et de l’(son) encyclopédie. Fascination et attraction mêlées d’un certain détachement.


Document, suite nº 2

On l’aura compris, Gaudreau aime à laisser/donner (de) la place, comme une manière d’ouvrir le champ créatif à autres choses; marginalité bien à elle. Dans DOCUMENT 1, cette autre chose c’était notamment Hands, une vidéo de Jonathan Burrows, et un solo extrait de No Longer Readymade de Meg Stuart (brillamment interprété par Benoît Lachambre). Dans DOCUMENT 2, l’artiste a fait appel à Vincent Dunoyer et Thomas Hauert pour des fragments chorégraphiques inédits, et à Thierry De Mey pour un extrait de Musique de Tables (1999), admirable vidéographie musicale pour trois tables et six mains. Une suite de parcelles chorégraphiques et vidéographiques conjuguées, à travers laquelle Gaudreau nous signale que la signature d’une artiste ne se cache pas tant dans les fragments de son œuvre, mais dans l’alchimie du tout qui la compose.

Aussi, Diderot et d’Alembert ne sont jamais bien loin de la chorégraphe et de ses créations. À l’image de l’Encyclopédie – et en référence à – le papier est là, omniprésent, plié ou étendu sur scène, en attente d’un objet à s’imprimer, de mots et de corps à s’y déposer. Mais dans DOCUMENT 2, le corps ne s’y inscrit pas une fois pour toutes, donné ainsi à la mémoire collective. Plutôt, ces larges feuilles deviennent surface à danser, sur laquelle les corps, en proie aux mouvements, s’étirent, se tordent, se tendent parfois à l’extrême; variations aux mille gestes, mille torsions et mille pliures. Étrangeté non dissimulée, que la dimension sonore – musiques entre autres signées Schoenberg et Cage, échos décalés du corps, et amplification de la voix, des mouvements et du frottement des vêtements – transporte mystérieusement en un espace-temps non défini. Espace-temps insolite s’articulant telle une toile abstraite, plans, lignes, surfaces, espaces pleins et vides, où le processus et l’œuvre s’entremêlent discrètement et élégamment l’un l’autre. De l’art et de la manière.

1 Jean Genet, Le Secret de Rembrandt.
2 Présenté aux Abbesses en novembre 2000.
3 Présenté aux Abbesses en octobre 2000.

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