Still Life N° 1 (1996)
Avec Still Life, Lynda Gaudreau vient de nous donner une uvre nécessaire et lucide, une uvre sans concessions. Elle est nécessaire dans le sens fort du terme : en elle sexprime une vérité dont nous sommes tous les porteurs sans que nous sachions la connaître, tellement elle nous colle à la peau, en émanant de lépoque (tristissime) que nous vivons, comme une sueur. Elle est lucide dans limpossibilité dinscrire en elle un quelconque « je » : Lynda Gaudreau ne se confesse pas, elle ne raconte aucune histoire. Qui plus est, elle ne demande ladhésion de qui que ce soit; elle ne recherche pas lapplaudissement. Cest comme si cette uvre sétait écrite dans un lieu tellement éloigné de la salle de spectacle que la présence même du spectateur ne lui semble pas indispensable.
Still Life est une uvre exigeante : ici, rien ne nous est vendu. uvre de pure dépense, radicalement hors marché, elle appartient dans sa post-modernité hallucinée à une époque révolue et préhistorique : celle du don. Malgré cela, elle nest pas une uvre mise à notre disposition, que nous soyons ce que nous sommes ou autres que nous : si en elle il ny a pas de « je », ce nest vraiment pas au spectateur de venir y introduire le sien.
Still Life requiert de nous notre disponibilité à être véritablement témoins dune sensibilité autre et elle noppose aucune résistance à notre regard : à qui veut voir elle montre. Pas de jargon, pas dexploits esthétiques ou athlétiques, pas de cliquetis (à ce niveau, le travail de Lucie Bazzo à léclairage est un modèle de retenue et de simplicité).
Nous sommes en présence de deux corps, vêtus de simples caleçons (de ceux que nous portons, vous et moi) et qui se livrent à une mise en confrontation épique, voire tragique. Un homme, une femme (mais il nest pas question ici damour ou de désir), vont chuter quelque part, au-delà de la passion. Dans cet au-delà ils se tiennent, lun par rapport à lautre et ensemble par rapport à nous. Cest dailleurs là que commence la performance exceptionnelle des interprètes : se tenir dès le premier moment dans la distance abyssale posée par luvre, et ne jamais sen départir.
Le langage de Lynda Gaudreau est dune logique implacable, presque mathématique. Cela na rien à voir avec une rationalité quelconque, ni une quelconque conceptualisation. Par ce langage, Lynda Gaudreau parvient à amener ces deux corps sur scène à un niveau dabstraction qui donne le vertige. Pourtant, ces corps simposent dans leur concrétude essentielle, celle des courbes des muscles, des lignes de lossature, des plis de la peau qui creusent la matérialité de façon spirite. Et si la table autour de laquelle ils évoluent est celle dune salle danatomie, on pourrait presque imaginer ces corps revenus à la vie, après le massacre, chercher du corps ce que lanatomiste ne verra jamais.
Lynda Gaudreau parvient à exploiter toutes les possibilités plastiques, presque picturales du corps, sans jamais tomber dans la rhétorique, fusse-t-elle celle du beau. Tout ici est étranger aux considérations esthétiques. Quelque chose se joue, hors du temps, tout en appartenant définitivement au passé. Quelquun cherche quelquun, à la lumière dune catastrophe reportée, dans un au-delà refermé sur lui-même, comme justement doit lêtre lautre côté de la vie ici exploré. La musique signée par Robert Normandeau vient hanter ces lieux comme lécho dun monde qui, dun lointain infranchissable, frappe à la porte dun destin inaccompli.
Still Life se tient sur le seuil de cette ouverture, au-delà de laquelle nous pouvons contempler, comme dans un éclair, la nuit profonde où le regard brûle encore du souvenir dautres soleils. Là sest tenue Lynda Gaudreau en créant cette uvre; là se tiennent les interprètes en lhabitant de leur présence si étrange. Ce nest pas une nuit mystique, ni une nuit infernale : ailleurs du rêve, du songe ou du cauchemar, nous sommes sur la ligne de rupture de lhorizon, entre ciel et terre, dans ce lieu dévasté où peut encore advenir, dans le dépouillement essentiel de la vie, la vision.
Dario De Facendis
CréditsPremière : 15 octobre 1997, Klapstuk (Louvain, Belgique)
Chorégraphie
Lynda GaudreauDanseurs
Sarah Doucet*
Mark Eden-TowleMusique
Robert NormandeauÉclairages
Lucie BazzoScénographie
Lynda Gaudreau
Assistée de Lucie BazzoUne coproduction du Klapstuk (Louvain, Belgique) et de la Compagnie De Brune.
Still Life Nº 1 (1996) a été réalisée avec le soutien du Groupe de la Place Royale (Ottawa, Canada) et de la Chapelle historique du Bon-Pasteur (Montréal, Canada), où Lynda Gaudreau et la Compagnie De Brune ont effectué des résidences.
Durée : 60 minutes (sans entracte)
*Le rôle féminin a été originellement créé avec la danseuse Heather Mah.
Extraits de presseLa chorégraphe Lynda Gaudreau loge à la jonction de la danse et du théâtre, de la photographie et de la peinture. Elle sy investit doucement, prudemment, mais de façon si vibrante quune forme nouvelle et autonome en résulte.
Malve Gradinger, Münchner Merkur (Allemagne), 7 août 1998
Dans Still Life Nº 1 (juin 1996), la chorégraphe canadienne Lynda Gaudreau, actuellement lhôte du Tanzwerkstatt Europa, dissèque le corps humain comme dans un théâtre danatomie [...].[...] enfin, si lexpression « recherche sur le mouvement », estampillée aveuglément sur les expériences cinétiques de tout acabit, a un sens véritable, cest ici quil réside.
Katja Schneider, Süddeutsche Zeitung (Allemagne), 7 août 1998
Dans Still Life Nº 1, la chorégraphe canadienne Lynda Gaudreau dispose les interprètes comme des objets isolés de leur environnement naturel et les dépouille de tous les accessoires et attitudes habituels. Elle est à laffût de la situation la plus austère possible, là où lintention nest pas la bravoure mais la subtilité. [...] La pièce de Gaudreau met également en relief cette qualité paradoxale : plus une nature morte comporte de détails, en apparence purement physiques, plus les signes de la nature humaine sy manifestent clairement.Edith Boxberger, Frankfurter Allgemeine Zeitung (Allemagne), 28 novembre 1997
Louverture exploite de façon simple et directe la force dune scène pour donner de limportance à quelque chose : une image qui pourrait être insignifiante dans la rue semble ici annoncer quelque chose dessentiel.Pieter TJonck, De Standaard (Belgique), 19 octobre 1997