Still Life N° 1 (1996)

Interprètes : Mark Eden-Towle | Photographe : Michael SlobodianStill Life No 1 (1996)

Avec Still Life, Lynda Gaudreau vient de nous donner une œuvre nécessaire et lucide, une œuvre sans concessions. Elle est nécessaire dans le sens fort du terme : en elle s’exprime une vérité dont nous sommes tous les porteurs sans que nous sachions la connaître, tellement elle nous colle à la peau, en émanant de l’époque (tristissime) que nous vivons, comme une sueur. Elle est lucide dans l’impossibilité d’inscrire en elle un quelconque « je » : Lynda Gaudreau ne se confesse pas, elle ne raconte aucune histoire. Qui plus est, elle ne demande l’adhésion de qui que ce soit; elle ne recherche pas l’applaudissement. C’est comme si cette œuvre s’était écrite dans un lieu tellement éloigné de la salle de spectacle que la présence même du spectateur ne lui semble pas indispensable.

Still Life est une œuvre exigeante : ici, rien ne nous est vendu. Œuvre de pure dépense, radicalement hors marché, elle appartient dans sa post-modernité hallucinée à une époque révolue et préhistorique : celle du don. Malgré cela, elle n’est pas une œuvre mise à notre disposition, que nous soyons ce que nous sommes ou autres que nous : si en elle il n’y a pas de « je », ce n’est vraiment pas au spectateur de venir y introduire le sien.

Still Life requiert de nous notre disponibilité à être véritablement témoins d’une sensibilité autre et elle n’oppose aucune résistance à notre regard : à qui veut voir elle montre. Pas de jargon, pas d’exploits esthétiques ou athlétiques, pas de cliquetis (à ce niveau, le travail de Lucie Bazzo à l’éclairage est un modèle de retenue et de simplicité).

Nous sommes en présence de deux corps, vêtus de simples caleçons (de ceux que nous portons, vous et moi) et qui se livrent à une mise en confrontation épique, voire tragique. Un homme, une femme (mais il n’est pas question ici d’amour ou de désir), vont chuter quelque part, au-delà de la passion. Dans cet au-delà ils se tiennent, l’un par rapport à l’autre et ensemble par rapport à nous. C’est d’ailleurs là que commence la performance exceptionnelle des interprètes : se tenir dès le premier moment dans la distance abyssale posée par l’œuvre, et ne jamais s’en départir.

Le langage de Lynda Gaudreau est d’une logique implacable, presque mathématique. Cela n’a rien à voir avec une rationalité quelconque, ni une quelconque conceptualisation. Par ce langage, Lynda Gaudreau parvient à amener ces deux corps sur scène à un niveau d’abstraction qui donne le vertige. Pourtant, ces corps s’imposent dans leur concrétude essentielle, celle des courbes des muscles, des lignes de l’ossature, des plis de la peau qui creusent la matérialité de façon spirite. Et si la table autour de laquelle ils évoluent est celle d’une salle d’anatomie, on pourrait presque imaginer ces corps revenus à la vie, après le massacre, chercher du corps ce que l’anatomiste ne verra jamais.

Lynda Gaudreau parvient à exploiter toutes les possibilités plastiques, presque picturales du corps, sans jamais tomber dans la rhétorique, fusse-t-elle celle du beau. Tout ici est étranger aux considérations esthétiques. Quelque chose se joue, hors du temps, tout en appartenant définitivement au passé. Quelqu’un cherche quelqu’un, à la lumière d’une catastrophe reportée, dans un au-delà refermé sur lui-même, comme justement doit l’être l’autre côté de la vie ici exploré. La musique signée par Robert Normandeau vient hanter ces lieux comme l’écho d’un monde qui, d’un lointain infranchissable, frappe à la porte d’un destin inaccompli.

Still Life se tient sur le seuil de cette ouverture, au-delà de laquelle nous pouvons contempler, comme dans un éclair, la nuit profonde où le regard brûle encore du souvenir d’autres soleils. Là s’est tenue Lynda Gaudreau en créant cette œuvre; là se tiennent les interprètes en l’habitant de leur présence si étrange. Ce n’est pas une nuit mystique, ni une nuit infernale : ailleurs du rêve, du songe ou du cauchemar, nous sommes sur la ligne de rupture de l’horizon, entre ciel et terre, dans ce lieu dévasté où peut encore advenir, dans le dépouillement essentiel de la vie, la vision.

Dario De Facendis


Crédits

Première : 15 octobre 1997, Klapstuk (Louvain, Belgique)

Chorégraphie
Lynda Gaudreau

Danseurs
Sarah Doucet*
Mark Eden-Towle

Musique
Robert Normandeau

Éclairages
Lucie Bazzo

Scénographie
Lynda Gaudreau
Assistée de Lucie Bazzo

Une coproduction du Klapstuk (Louvain, Belgique) et de la Compagnie De Brune.

Still Life Nº 1 (1996) a été réalisée avec le soutien du Groupe de la Place Royale (Ottawa, Canada) et de la Chapelle historique du Bon-Pasteur (Montréal, Canada), où Lynda Gaudreau et la Compagnie De Brune ont effectué des résidences.

Durée : 60 minutes (sans entracte)

*Le rôle féminin a été originellement créé avec la danseuse Heather Mah.


Extraits de presse

La chorégraphe Lynda Gaudreau loge à la jonction de la danse et du théâtre, de la photographie et de la peinture. Elle s’y investit doucement, prudemment, mais de façon si vibrante qu’une forme nouvelle et autonome en résulte.

Malve Gradinger, Münchner Merkur (Allemagne), 7 août 1998


Dans Still Life Nº 1 (juin 1996), la chorégraphe canadienne Lynda Gaudreau, actuellement l’hôte du Tanzwerkstatt Europa, dissèque le corps humain comme dans un théâtre d’anatomie [...].

[...] enfin, si l’expression « recherche sur le mouvement », estampillée aveuglément sur les expériences cinétiques de tout acabit, a un sens véritable, c’est ici qu’il réside.

Katja Schneider, Süddeutsche Zeitung (Allemagne), 7 août 1998


Dans Still Life Nº 1, la chorégraphe canadienne Lynda Gaudreau dispose les interprètes comme des objets isolés de leur environnement naturel et les dépouille de tous les accessoires et attitudes habituels. Elle est à l’affût de la situation la plus austère possible, là où l’intention n’est pas la bravoure mais la subtilité. [...] La pièce de Gaudreau met également en relief cette qualité paradoxale : plus une nature morte comporte de détails, en apparence purement physiques, plus les signes de la nature humaine s’y manifestent clairement.

Edith Boxberger, Frankfurter Allgemeine Zeitung (Allemagne), 28 novembre 1997


L’ouverture exploite de façon simple et directe la force d’une scène pour donner de l’importance à quelque chose : une image qui pourrait être insignifiante dans la rue semble ici annoncer quelque chose d’essentiel.

Pieter T’Jonck, De Standaard (Belgique), 19 octobre 1997

Version imprimable  Haut de page