Yannick Dufour
UBU Scènes d’Europe/European Stages (Paris, France)
Mai 2001


LYNDA GAUDREAU :
« LA TRADUCTION EST UN RAPPORT AU TEMPS ET À L’ESPACE »

Poser la question de la traduction en danse relève, semble-t-il, du non-sens. Il y est plus souvent question d’interprétation et de notation. Pour le Quatuor Albrecht Knust qui regroupe de jeunes chorégraphes contemporains (Boris Charmatz, Emmanuel Huynh, Cécile Proust...), le décryptage et la transmission d’œuvres majeures du XXe siècle s’appuient sur la méthode de notation de Rudolf Laban. Cette méthode écrite est une traduction de mouvements et d’espaces, une conversation du geste chorégraphique. C’est une trace écrite pour la mémoire.

La préservation d’une mémoire de la danse est aussi la préoccupation de Lynda Gaudreau. De passage au Théâtre des Abbesses à Paris, aux mois d’octobre et novembre 2000, la chorégraphe québécoise présentait deux travaux : DOCUMENT 1 et Still Life. Le premier initie une série consacrée à la conservation et à la confrontation de gestes chorégraphiques. Sa danse écrite, qu’elle n’écrit pas, croise d’autres chorégraphes (Jérôme Bel, Daniel Larrieu, Meg Stuart...), interprètes (Benoît Lachambre), plasticiens, musiciens... La traduction est ici prise au pied de la lettre : comment faire sans elle pour transmettre ?


UBU : Sous quel angle aborder la traduction en danse ?

LYNDA GAUDREAU : Je n’ai jamais travaillé spécifiquement sur la traduction. C’est en mettant en œuvre DOCUMENT 1 et DOCUMENT 2 pour le projet Encyclopœdia que j’ai été amenée à me poser la question de la traduction. Je voulais établir un lien avec un autre langage, une image, ici les planches de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, et le traduire en mouvement. La traduction est un rapport au temps et à l’espace. Comment je peux décrypter un texte écrit ou une image, comment mon système nerveux va enregistrer cette information et le temps que cela va prendre pour que je lui donne du sens. Je me sers de cette expérience pour le mouvement. On peut considérer que par le passé, les chorégraphes ont cherché à interpréter, à traduire la musique. Cette idée d’interprétation se pose dans les mêmes termes avec la langue. Je n’ai pas l’impression que la traduction d’une langue passe par une adéquation exacte. On essaie de se rapprocher le plus possible de quelque chose mais ce n’est jamais exactement la même réalité.


Comment traduire, transmettre, une œuvre comme l’encyclopédie ?

Se servir d’images et les traduire en mouvements est plus intéressant que de dire : je me sers de l’image et je mime cette image. La traduction suggère une certaine abstraction. Je pars d’une chose et j’en abstrais un certain sens pour en faire quelque chose dans un autre langage. Dans DOCUMENT 1, je prends la planche des outils de sculpture de l’Encyclopédie. J’utilise la structure graphique de l’image et je l’installe dans le corps du danseur. L’image occupe une proportion « x » dans un plan et les danseurs utilisent cette même proportion dans leur corps (dans l’espace physique interne et aussi dans l’espace où son corps est situé).


Avez-vous créé un vocabulaire spécifique lors de ce travail ?

Même si ma danse semble très écrite, on ne pourrait pas parler dans mon cas de phrasé de mouvement. Je m’attache à chaque unité de mouvement et je ne chorégraphie qu’un mouvement à la fois. Je fais des séries de 100 mouvements. Chaque unité est complètement différente d’une autre. Par rapport à la langue il y a quelque chose de similaire, c’est un alphabet. Par contre il est renouvelé à chaque fois. Ma lettre A n’existe pas, j’ai plein de lettres A. On pourrait probablement dire qu’il y a une idiosyncrasie. On peut voir qu’il y a des mouvements qui reviennent tout le temps avec un certain rythme. On retrouve l’importance du rythme dans plusieurs écritures, celle de l’écrivain, du compositeur ou du peintre. Si je devais faire une traduction de mon travail chorégraphique en mots, je serais plus proche de la poésie concrète.


Traduire permet donc de transmettre une interprétation. Que désirez-vous transmettre ?

Pour moi, le langage est plus dans le contact entre les choses. Je n’ai jamais prétendu avoir quelque chose à dire. Ce qui m’intéresse, c’est comment interpréter un langage, somme toute, abstrait. Le plus difficile, c’est trouver le meilleur moyen pour transmettre, si je puis dire, « mon » langage. Faire en sorte que le rythme, la dynamique du mouvement soient saisis et conservés par les danseurs. Je n’écris pas sur papier la chorégraphie de mes pièces. Un travail chorégraphique ne nécessite pas toujours de prendre le crayon pour traduire le mouvement, ce serait fastidieux. On pourrait le faire, avec le système Laban par exemple. Avec la vidéo aujourd’hui on peut faire autrement, même si ce n’est qu’un substitut visuel. Dans les faits on s’aperçoit que le corps seul garde la mémoire.


Quelle est la finalité du projet Encyclopœdia ?

L’idée de ce projet est venue de ma passion pour l’univers de la documentation. Avant de commencer DOCUMENT 1, je travaillais depuis trois ans autour de thèmes liés au corps et au mouvement. Je n’avais pas envie de changer de sujet, je voulais aller plus loin, dans quelque chose de beaucoup plus diversifié, en me donnant la chance de travailler directement ou non avec d’autres artistes. Je travaille dans mon coin à Montréal alors qu’il y a plein de gens dans le monde qui travaillent sur des sujets similaires. Il y a moyen d’avoir une sorte de correspondance intellectuelle, humaine, qui devient une correspondance artistique. Cet échange est motivé aussi par la volonté de conserver ce qui se fait actuellement en danse contemporaine.

Le noyau du projet, c’est le spectacle vivant. Je veux aussi y intégrer des installations de photographes, architectes, peintres qui s’intéressent au mouvement. L’idée de la traduction est aussi présente dans ce simple désir de faire un parallèle entre tous ces médiums. Comment eux traduisent l’idée de masse, de matière, de mouvement. Comment chacun négocie avec ces interrogations. La phase expérimentale d’Encyclopœdia se poursuivra jusqu’à DOCUMENT 4. Si ça devient un projet de vie, il pourra y en avoir 25. Pour le moment, je ne sais pas. Même si je ne fais que ça.

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