Philip Szporer
Ballet International-Tanz Aktuell (Allemagne)
Juillet 2002
GLANER LES INSTANTS ET DANSER SUR LA PIERRE PHILOSOPHALE
LYNDA GAUDREAU : ENCYCLOPDIA 3Limaginaire anime la voix poétique des artistes authentiques. Et la chorégraphe canadienne Lynda Gaudreau, avec son sens de la réflexion et sa sagacité, figure au nombre de ces quelques élus qui ont entendu leur appel. Au cours des dernières années, elle a porté son regard artistique sur la danse en tant que collection ou catalogue. Son projet Encyclopdia, présentement en tournée à travers le monde, constitue le laboratoire de recherche dans lequel elle distille des renseignements fournis par le mouvement, la pensée et la vie en général. Ici, dautres formes dexpression, dont la littérature, la vidéo, la photographie, le cinéma et linstallation, sont étroitement liées par le truchement de linvention gestuelle.
Lynda Gaudreau et sa Compagnie De Brune de Montréal ont produit trois « documents », avec un quatrième en cours de réalisation. Pour ce travail, la chorégraphe, et directrice artistique, collectionne des bribes de mouvement ici et là, denses de sens et dobscurité, de même que de courtes et longues sections intégrales. Jérôme Bel, Jonathan Burrows, Meg Stuart, Vincent Dunoyer, Thomas Hauert, Johannes Odenthal et Thierry de Mey sont quelques-uns des artistes qui ont collaboré aux différents volumes de lEncyclopdia.
Déjà lorsquelle nétait quune petite fille, Lynda Gaudreau était curieuse et adorait lexpérience de tourner les pages de lencyclopédie, se délectant de lodeur et de lorganisation de cet ouvrage de référence se présentant sous forme de volumes reliés, et du plaisir dy choisir au hasard des articles. Plus tard, elle fut inspirée par la monumentale Encyclopédie dirigée par Diderot et dAlembert. Pourtant, les gens lui demandent souvent, et avec raison, pour quelle raison elle a choisi le thème de lencyclopédie. Et elle répond : « La possibilité dhalluciner est tellement vaste quand on lit une encyclopédie. On ne comprend pas toujours ce quon est en train de lire. Il sagit toujours dun processus de création pour le lecteur. Il y a beaucoup dapproximation, donc en grande partie on hallucine. On voit quelque chose quon ne comprend pas complètement, alors on remplit les espaces vides avec son imagination. Et cest ce que jessaie de faire dans mon travail. »
Pour paraphraser Oscar Wilde : « Une grande artiste ne voit jamais les choses telles quelles sont. Si cétait le cas, elle cesserait dêtre une artiste. » Il nest pas facile de parler de la beauté éphémère des séries de Lynda Gaudreau (la dernière, DOCUMENT 3, fut créée à Lucerne puis présentée au KunstenFESTIVALdesArts de Bruxelles), non parce quelles ont reçu beaucoup dattention, mais en raison de leur nature multidisciplinaire, bien quon y trouve des préoccupations formelles. Lynda Gaudreau est tout sauf une artiste qui se consacre à un seul médium et elle refuse toute limite dans son art.
On la identifiée comme chorégraphe, historienne de lart, philosophe, et toutes ses étiquettes lui conviennent. En fait, son travail et son intérêt antérieurs en histoire et en philosophie sont très présents dans son travail actuel. Son appétit pour ce quon pourrait qualifier de « culture daccès », en dautres termes une sorte de diffusion culturelle utilitaire, la conduite à « saisir » les réverbérations du processus et de lacte de création partout où elle le peut. « Je retourne à dautres artistes, passés ou actuels, comme Giacometti, Bacon et Beckett, pour découvrir comment ils abordent leurs uvres. Par ma manière de travailler, je ne suis pas certaine dêtre purement une chorégraphe, [en ce que] je ne travaille pas seulement avec le mouvement, dit-elle. Cest beaucoup plus large quun simple langage gestuel. Je traite tous les éléments qui sont dans la pièce comme du matériel chorégraphique. Travailler aux niveaux microscopique et macroscopique permet un état de mouvement autre. »
En 1998, alors quelle avait complété le travail sur son uvre acclamée, Still Life Nº 1, Lynda Gaudreau décida de prendre un peu de temps libre pour elle-même, une sorte dannée sabbatique, pour réfléchir à sa vie en création.
« Je ne voulais pas men tenir à répéter les pièces », révèle-t-elle. Mais la recherche lappelait, spécifiquement en rapport avec la question « quest-ce que le mouvement? », et elle fonça. Conséquence de plusieurs tournées au cours des dix dernières années, elle aura eu lopportunité de rencontrer dautres producteurs de danse stimulants, dont certains quelle estime hautement. « Je me suis dit : "Jai [toujours] voulu travailler avec eux!" Et pourtant, nous travaillons tous chacun dans notre coin. Puis jai pensé : "Pourquoi ne pourrions-nous pas le faire?" »
On sent dans ses mots le désir ardent dentrer en contact avec différents artistes provenant de différentes disciplines, non pour lexpérience fétichiste mais pour se rapprocher deux. Ce rapprochement nest même pas nécessairement une question de proximité physique. La communication par Internet, par exemple, a été une bénédiction dans son processus. « Je trouve fantastique que nous ayons cette chance exponentielle dêtre connectés et déchanger avec les autres à travers le monde. » Elle se hérisse à lidée que la technologie nous aliène et que linteraction face à face soit meilleure. Elle souligne : « Japprécie rencontrer les gens en personne, mais il y a une obscénité dans notre pseudo-intimité. »
Lynda Gaudreau adore Montréal, et comme plusieurs artistes de cette ville nordique, elle la considère comme source fondamentale de son identité, en tout cas en tant quartiste. « À Montréal, je me sens chez moi. Je ne voudrais pas être ailleurs. Jaime bien travailler en Europe, parfois pendant des mois. Et les Européens mont soutenue. [De 1992 à 1997, la chorégraphe était installée au Klapstuk à Louvain en Belgique.] Mais mon chez-moi, cest ici à Montréal. »
On peut se demander si la lecture et lobservation sont devenues ses fidèles compagnes en raison de son expérience nomade des dernières années. Et pourtant, ses perceptions, pourrait-on avancer, lui ont donné une base aussi solide que le roc. « Je veux aborder Encyclopdia dun point de vue personnel, comme sil sagissait dun album. Comme un livre personnel des rencontres que jai faites mes sources, ce qui me stimule, ce que je fais », dit-elle.
Glaner est un geste qui lui convient parfaitement; il fait partie de sa constitution et de son penchant naturel. Quand elle parle de son travail, elle souvre indéniablement. Il y a une excitation tangible quand elle décrit sa façon de penser et sa position dans la profession quelle a choisie. « Je ne crois pas en linspiration qui viendrait dune force quelconque, dit-elle. Je ne travaille pas de cette façon. Ce qui génère la création [pour moi], cest ce qui vient des choses qui se produisent dans le quotidien. Pendant que jétais partie, jai rencontré tous ces artistes créateurs, et cest ça le moteur de ma créativité. Et je veux montrer au public mon parcours, le partager avec les autres. Cest pourquoi jen suis venue à cette idée. » En partie, ce qui est fascinant avec le concept de Lynda Gaudreau pour la série Encyclopdia, cest quelle joue avec la mémoire une mémoire qui est formée par lexpression et par les nuances des autres.
Ce projet et cette phase dans sa carrière pourraient être décrits en termes de diligence et de ténacité et, en tant que tels, les choix de Lynda Gaudreau ont la qualité dune vision philosophique. Elle rappelle avoir été « témoin de limpulsion créatrice. Je trouve ça mystérieux, le fait quun artiste puisse générer quelque chose à partir de rien et qui devient signifiant à ses yeux. » La condition humaine, affirme-t-elle, cest dêtre dans un état de mouvement. « Dans la vie, nous sommes toujours en mouvement. Quand nous ne sommes pas en mouvement et cela se produit quand nous avons peur, quand nous sommes en détresse , cest que nous sommes statiques et incapable de bouger ou dagir. Le mouvement mintéresse... il y a [aussi] du mouvement dans ce qui se passe entre deux choses. Le passage dun état à lautre, cette étape entre-deux. »
Le but principal de toutes ses expérimentations est de réduire la confusion, du moins en termes de variables. Dans le projet Encyclopdia, elle sest surprise en train dintroduire labondante confusion du monde extérieur au sein de son « laboratoire ». Dans DOCUMENT 3, elle traite de la question du passage, se demandant ce qui se passe dans cet endroit situé entre deux choses, et si nous passons vraiment dun état à un autre. « En travaillant avec les danseurs, jai réalisé quil était difficile de faire la différence vous faites cette action, puis une autre, puis vous arrêtez, dit-elle. Entre les actions, nous avions recours à une formule qui, de mon point de vue, donnait lieu à la même expérience, quon bouge ou non. Cette recherche sur le mouvement et sur limmobilité est devenue la ligne directrice de DOCUMENT 3. »
Cette méthode expérimentale la menée à analyser ce qui se produit quand il ny a pas de mouvement. « Quand il y a un mouvement physique, vous pouvez décrire comment le mouvement est généré, quelle est sa trajectoire, vous pouvez parler de la dynamique, et ainsi de suite. Mon intérêt, cependant, portait davantage sur le système nerveux. Comment est-ce que je me concentre? Comment mon corps et mes pensées entrent-ils en action? Que se produit-il juste avant dagir et après? », demande-t-elle.
Depuis le début de sa carrière chorégraphique, elle a travaillé avec des unités de mouvement. « Je ne sais pas ce quest une phrase dansée, je nen fais pas. Je travaille sur un mouvement à la fois. Et jai développé un langage qui prend la forme de séries.» Dans DOCUMENT 1 et 2, par exemple, il y a une série de 270 mouvements pour les mains, de 100 pour les pieds. Dans DOCUMENT 3, elle a tenté de séloigner des formules, bien quil y ait une série de mouvements pour la tête. « Après ces deux uvres, je pouvais sentir quune méthodologie, une structure, une manière de travailler, étaient en train de sinstaller. Cest la difficulté inhérente au fait de travailler avec une encyclopédie [comme formule]; parce quil y a des conventions, un ordre alphabétique, un index. Mais je ne voulais pas faire ça. Dans DOCUMENT 3, jen suis venue à un autre type de dramaturgie. »
Dans DOCUMENT 3, moins de citations sont présentées, ce qui signifie également que lidée dencyclopédie est moins en évidence. Dans DOCUMENT 1, il y a des citations chorégraphiques, Benoît Lachambre qui danse dans luvre de Meg Stuart, des vidéos dautres artistes, des commandes. Dans DOCUMENT 2, il y a pareillement des chorégraphes qui ont travaillé avec la Compagnie De Brune. Dans DOCUMENT 3, du matériel de Vera Mantero et une vidéo avec Akram Kahn, tournée par Marlene Millar, sont intégrés à la pièce. « Dans DOCUMENT 3, jai eu recours à moins de citations afin dentrer dans un sujet avec moins de variété », dit-elle.
Lynda Gaudreau élude les questions concernant ses antécédents personnels, les considérant comme étant dépourvus de pertinence. Pas que son histoire ne soit pas importante, mais elle na aucun rapport avec son travail. Cela ne lintéresse pas dêtre soumise à une analyse symbolique générale, donc aborder la question de lintimité nest pas efficace. « Ça va au delà de ma propre vie. Je pense que, lorsque nous créons, ça concerne plus que nous-mêmes. Ce serait trop narcissique, avance-t-elle. Pour moi, travailler cest être entourée de plusieurs personnes. Mon travail a la signature dun auteur. Mais mon identité est définie à cause de autres, et je suppose que je trouve mon identité par les autres. »
On pourrait dire que Lynda Gaudreau ne sintéresse pas à la réalité, mais plutôt à aligner les apparences avec la réalité. Dans ce processus de création, elle se consacre à documenter les complexités de la dimension physique humaine et des états de lêtre, à en fournir des détails rapprochés, riches. Dabord, elle passe beaucoup de temps à lextérieur du studio, à recueillir des renseignements, à élaborer des idées, à questionner la vie sur le plan sensoriel. « Cest à partir de là que jai envie dentrer moi-même en studio, dit-elle. Très nettement, dans mon corps, je sens ce que sera la prochaine négociation avec la gravité, avec lespace il sagit de renseignements qui sont très physiques. »
Puis vient le processus en studio avec les danseurs, à travailler avec ce quelle appelle « une nouvelle page blanche » où elle propose un plan daction, un plan dinvestigation. « Jarrive avec de petites cellules de mouvement. Je propose ce qui mintéresse en termes de questions. Certains [danseurs] travaillent avec moi depuis un certain temps. Ils commencent par eux-mêmes et je construis à partir de leur façon de travailler. Chaque projet est différent, dit-elle. Dans le cas de DOCUMENT 3, accomplir des tâches impossibles, assignées à différentes parties du corps, constitue le plan. »
Bien que certaines séquences dans DOCUMENT 3 aient une intensité dramatique, ce nest pas ce quelle cherchait, admet-elle. « Jétais à la recherche dextrêmes. Dans un des solos, il sagissait de passer dune seconde de terreur à une autre dexaltation. Lidée du revirement. Du revirement dun état à un autre. »
Elle a un il pénétrant, assez vif pour déceler les moindres manifestations du corps, ses moindres faits et gestes pour ainsi dire. Mais dans DOCUMENT 3, le mouvement détaillé nétait pas ce qui lintéressait spécifiquement. « En tant que chorégraphe, oui ça mintéresse, mais laction, sa provenance, cest ça qui mintéressait », dit-elle.
Lanti-sentimentalité, a-t-on déjà dit, est la marque dun esprit raffiné, et le mérite de Lynda Gaudreau en tant quartiste réside en sa capacité de saisir cette qualité et de ne pas sen départir. Un sens du style constitue également le meilleur ami de lartiste. Il nappartient à personne dautre quà vous-même. Mais le style repose aussi sur le jugement et sur le fait de savoir dans quelle direction souffle le vent. Et la façon de travailler de Lynda Gaudreau est exigeante. « Si vous êtes en train de me demander si je suis exigeante, cest sans doute parce que vous le pensez, dit-elle en riant. Oui, je pense être dune nature exigeante. Jaime saisir [linformation] rapidement. »
Lynda Gaudreau a dit auparavant que faire de lart cest « produire de la vie avec quelque chose dordinaire ». Si vous aimez une danse cérébrale et poétique, avec un soupçon dintensité, mais marquée au sceau de lhabileté manuelle, les documents dEncyclopdia pourraient être la chose qui vous convient. Même si le sens sous-jacent de luvre ne vous préoccupe pas outre mesure, vous allez devoir admettre que, dans le monde de la danse, Lynda Gaudreau se démarque.